Watch the Geek ! …Syndrôme d’Horlo-Dépendance.


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Image ne montre pour mon anniversaire !! Quelle merveilleuse idée !!!
Voilà comment ça commence, sans heurt, sans prévenir, sans retournement de situation, en douceur, sans conscience du mal : un jour, vous vous retrouvez avec une jolie montre au poignet offerte à l’occasion de votre âge tout rond (un peu comme vous à la fin du repas), et celui ou ceux qui vous l’ont offert très prompts à vous expliquer pourquoi cette merveille d’Emporia-Armagniac est si admirable :
« regarde, celle-ci a les aiguilles au format ‘glaive’ ce qui est rare, et le cadran paralléloïde rappelle le luxe des cintres des différentes boutiques Empo (pour les intimes)… puis c’est une montre à quartz, donc solide… et elle est en acier, mais trempé… pas comme les Swotch ou les Festilla… c’est quand même autre chose… et tu regarderas sur internet, mais cette montre là elle est très classe parce qu’elle a un échappement, nous a dit le vendeur… bref, c’est vraiment une belle montre… pis comme tu vas le voir, autant te le dire, mais c’est un bijou à 786 euros, donc classe quoi… et le bracelet est en cuir de requin-malin… c’est unique et ça résiste aux œufs…sans oublier le verre qui est pourvu d’une couche de saphir incassable et qui résiste aussi aux œufs… »
Bref, vous voilà à porter une admirable montre de luxe, ou du moins de marque de luxe, qui pendant quelques temps va faire votre joie (c’est un cadeau quand même…) puis votre fierté (c’est un cadeau de luxe quand même…) puis votre catalyseur de curiosité, et le mal va commencer à attaquer les réflexes inconscients au niveau de votre cerveau reptilien, le mal va pénétrer par les organes que vous ne maîtrisez pas et le lent mais néanmoins dévastateur travail de grignotage de votre capacité à rester raisonnable va s’amorcer : vous êtes con… (fu ?… cave ??… stipé ???…)ta… mi…né !
Un fois que vous avez fièrement exhibé l’attribut horloger ( ?!) à toutes vos relations en bombant le torse et ré-expliquant combien elle résistait aux œufs, vous démarrez la phase d’apprentissage. En avant Gougueule !!!
Alors on tape « montre Emporia-Armagniac » et hop ! Chercher…
Le choix des sites est grand : Replica-Watches, Copichinoi, CheapWatches, Montrarnak, Tokantétic,… Mais les infos sont faibles ; il n’y a que des sites de vente pour parler des montres Empo. Aucun site pour décrire les montres, aucun site pour parler amoureusement du degré de résistance aux œufs ou du travail qu’il a fallu aux p’tites mains des p’tits chinois de 4 ans pour fabriquer cette montre aux heures où les p’tits suisses regardent «Dora la gynéco». Alors on brasse plus large, et on cherche simplement des sites qui parlent de montres de luxe… et forcément, on tombe sur des sites horlogers, et des fora. Enfin… le forum, y en a qu’un de sérieux !
Vous avez beau fouiller sur ces sites, vous ne trouvez toujours pas de détails sur les Empo. Cependant, vous trouvez plein de choses qui vous bloquent le cerveau en mode « research » pour les quelques nuits qui suivent l’inscription sur le forum et l’impression des PDFs des cours horlogers de M.Cosandey. Ces nuits où vous ne dormez plus, mais où le lent travail de sabordage du bulbe est définitivement amorcé.
Parce que tout est là : plus vous vous intéressez, plus… heu…(silence circonspect) …plus vous vous intéressez !! Y a un barillet posée sous un rochet(ou un gallet… allez savoir !), des clics et des ressorts, une roue de secondes avec des dents, une roue au centre toujours avec des dents et une roue très très moyenne, avec le même style de quenottes. Y a un balancier avec un ressort et une ancre pour quand la montre est au mouillage. Y a des rubis si la montre est bien parée, et y a des pivots au cas où la montre est vieille et que les dents viennent à tomber, pourrait-on supposer… Bref, les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît et lorsqu’on plonge un œil dans les descriptions de montres, même si c’est juste pour voir combien son Empo est une belle montre, eh bien c’est prenant et accaparant.
Bon, évidemment, le secret ne va pas pouvoir tenir plus longtemps : l’Empo n’est PAS une belle montre !
Non, parce qu’il y a montre et montre… Et ça, on ne le comprend que lorsqu’on a le bras déjà complètement broyé dans l’engrenage infernal de la passion horlogère ; une belle montre, c’est avant tout une montre pensée, conçue, réfléchie et travaillée dans un esprit horloger, c’est à dire dans cette partie du génie humain qui a permis de réaliser des œuvres répondant à tous les défis techniques que les besoins ont créés, et en y ajoutant le beau !! Parce que quand c’est à ce point uniquement mécanique et qu’on peut proprement voir et comprendre le mécanisme, c’est beau ! En gros, les belles montres sont principalement mécaniques : sans pile, ni face (de lune). Et une montre à quartz, la plupart du temps, ça n’a pas vraiment d’âme ni de vie. C’est moche (…c’est con pour Goose ! – les amateurs de Top Gun comprendront) !
La lente descente vers l’obsession, vers le trouble comportemental, vers la monomanie pathologique, est entamée : vous n’en sortirez plus !

Première chose : vous cherchez une vraie montre. L’Empo qu’on vous a offert : vous vous en servez pour raconter à votre neuveu de 10 ans la scène mythique de « Pulp-Fiction » où Christopher Walken explique comment il a pu cacher sa montre aux nazis, et comme il ne comprend pas tout, vous lui mimez. Vous fouillez tous les tiroirs du grenier à la recherche des objets du Papé ou de la tante Aimée dans l’espoir de trouver une petite Vacheron, une Zenith de communion ou une des ces toute jolie Omega qui n’était qu’un bel instrument utile à l’époque, mais devient une œuvre aujourd’hui… et vous tombez sur la Bregoultre-Philistantin Perennuité (modèle rare, en plus) du vieil oncle Paulo que vous décidez de raviver en la portant dans une petite échoppe – Charly, « La Passion des Montres ». Là encore, erreur grave : on s’y rend (Franc-Comtois rends-toi ! Nenni, ma foi), et on reste un peu pour admirer la vitrine et discuter avec le patron, voire l’admirer à son établi.
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Eh oui ! Chez l’horloger, quand on voit c’qu’on voit, qu’on entend c’qu’on entend, on pleure de n’avoir que c’qu’on a. Une Bregoultre-Philistantin, c’est bien, mais deux, c’est mieux. Et puis vient ce besoin d’en parler, de discuter, de tester, de comprendre, d’admirer… On est inscrit sur LE forum, certes, mais c’est encore pas assez, même si on y passe toutes ses soirées, voire ses journées de bureau, et qu’on sacrifie tous les autres moments – même les moments intimes et familiaux – au profit ce cette néo-passion gargantuesque.
Les dîners horlogers ne font aussi qu’attiser cette ardeur, surtout si le patron du restaurant vous déballe sa collection somptueuse. Mais après-tout, petit à petit, tous les dîners deviennent très vite horlogers, car vos réflexes changent : vos yeux se braquent directement sur les poignets environnant, et les conversations, d’où qu’elles partent, finissent toujours par atteindre des thèmes comme « Et v'là t'y pas que cette montre est la première à avoir eu les aiguilles en sous-propylène de méthyl-amide, et que celle-là a des engrenages qui tournent plus fluidement et que celle-ci a un compensateur de frottements intégré et peut même fonctionner à 72000 alternances par heure... ». Quiconque essaye de parler avec vous que vous lui brouillez l’écoute : le sujet devient unique et l’on plonge de plein pied dans la monomaniaquerie. Plus vous comprenez les montres, moins vous comprenez ce qu’il vous arrive !
Ce qu’on comprend, c’est qu’il y a un véritable monde parallèle horloger, et qu’en s’y intéressant un peu, on y entre en laissant cet autre monde où l’on sortait, on avait des amis, on faisait le c..n en boîte de nuit ou du tennis le lundi, ce monde plein de pays divers et variés, derrière soi pour ne plus connaître que Genève et sa banlieue qui s’étend sur 40 000 km à la ronde. Tout est objet à se rapporter à l’horlogerie car l’horlogerie est riche de tous ces savoirs différents – astronomie, physique, métallurgie, géométrie, chimie, poésie, arts divers, mécanique, Scarlett Johansson… – et tous ces savoirs induisent insidieusement l’horlogerie.
De ce jour, votre vie de couple est terminée (ou fortement altérée), votre entourage change (ce n’est pas grave), vos amis vous quittent et seuls quelques vendeurs vous causent encore. Votre vie se résume au forum et à la contemplation béate des vitrines dadées le samedi. Vos enfants ne vous comprennent plus, et même, plus personne, de l’autre monde, ne vous suit encore : dès que vous signalez que votre échappement n’est pas régulier, on vous rétorque que vous n’avez pas de pot : pas de bol !
Cet état, si grave qu’il soit, vous envahit et vous vous y complaisez.
Si ça n’affectait que vos sujets de discussions… mais c’est plus profond que tout et les effets sont tragiques, sauf que vous ne le réalisez pas.
Dans un premier temps, où que votre regard se pose, des aiguilles se superposent. Vous êtes irrémédiablement attiré par tout ce qui fait tic-tac : dans les musées, même non-horlogers, chez vos amis (les vrais qui ne vous ont pas lâché mais que vous ne voyez quand même plus très souvent), dans toutes les boutiques et sur toutes les conversations, l’horlogerie se pose. Vos projets de vacances se restreignent à la vallée de Joux, le Jura ou Basel (vous ne dites plus jamais Bâle… Baselworld oblige). Vous mentez, même à vous même : « il est vraiment impressionnant ce jet d’eau, à Genève. Chérie… on va le voir pendant quelques jours ?? ». Le plus tragique, c’est vos finances. Toute économie ne sert plus qu’à acheter la prochaine tocante, montre ou horloge. Vous connaissez par cœur tous les zadés près de chez vous – ils vous connaissent également, les fourbes – et vous avez très vite uriné devant toutes les entrées de boutiques pour marquer votre territoire. Vous cumulez les montres pour ne jamais lire l’heure que sur votre téléphone, comme tout le monde.
Dans un deuxième temps, vous voulez comprendre plus et toujours plus. Votre vie professionnelle est perturbée. Votre évaluation trimestrielle rapporte systématiquement : « ne semble plus motivé… doit se reprendre… enhancement needed ». Votre vie de couple suit la cadence du tic-tac envahissant, mais vers le bas : c’est très dur, pour son conjoint (sa conjointe), d’entendre crier « Bregouuuuuuuullltre !! » quand vient le spasme du plaisir ultime. Votre aiguille flanche. Si vos vrais amis ne vous quittent pas, ils entrent cependant en mode « il faut l’aider ». Vous vous isolez sans vous en apercevoir car vous voulez réserver votre temps pour l’horlogerie, pour comprendre, pour faire, pour apprendre.
Enfin, dans un troisième temps, vous envisagez de changer complètement de vie. Vous songez à quitter votre boulot pour vous consacrer aux montres. Vous faites chambre à part, puis appartement à part, vacances à part, vie à part avec votre femme (ou votre mari). Vous décidez d’envoyer vos enfants en Suisse, à l’école d’horlogerie de Genève, alors qu’ils n’ont que 8 et 6 ans. Et vous changez de téléphone pour ne plus être dérangé en plein huilage de peseux par un de ces ex-amis qui tente encore de vous aider. Vous réaménagez votre maison pour permettre d’accueillir les horloges monumentales que vous avez achetées, le lot des quelques 400 pendules trouvé à la foire de Cayeux sur Mer et les 2195 ouvrages qu’il va vous falloir trier un jour, et pour ce faire, vos 134 m² ne suffisent qu’à contenir une mini chambre, une salle de bain et une kitchenette car tout le reste est consacré aux biens horlogers. Un néologisme s’applique désormais : le troglogerisme, mélange d’horlogerie et de troglodytisme.
:horlogecoucou:
Alors bien sûr, cette déchéance n’est pas systématique. Enfin… disons que tout le monde ne voit pas aussi clairement à quel point le monde de l’horlogerie est un monde merveilleux. Tout le monde n’est pas Christian(*). Certains se contentent d’acheter une petite montre neuve ‘now and then’ histoire de se souvenir combien c’est plus beau que tout. Certains s’abonnent juste à la revue des montres, mais ne daignent pas lire Hans Jendritzki ou George Daniels. Mais quand même, si on y met même juste le pied… on prend le risque de synchroniser son esprit au rythme des balanciers de l’histoire de l’horlogerie, et ça vous change un homme (une femme) du tac au tac… ou plutôt du tac au tic-tac. Le tic du tic-tac.
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(*) Christian est un célèbre ingénieur informatique devenu éminent horloger en se demandant comment fonctionnait son réveil un soir de fin du XXe siècle, à 11h37.

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