"Le Retournement du siècle"


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Au début des années 1930, certains hommes d'affaires étaient envoyés dans les coins les plus éloignés du siège de leur employeur pour trouver des marchés porteurs. César de Trey, notre héro, faisait partie de ceux qui, comme tous ces hommes d'affaires expatriés, s'ennuyait à mourir. Il était en Inde et essayait de vendre des montres-bracelets Jaeger-LeCoultre.
Vous avez déjà été en Inde pour essayer de vendre une Jaeger-LeCoultre ?! Image
Vous vous imaginez installer, dans les rues de Mumbai, votre petit stand de montres ? Image
Ouai... ben voilà : comme tout le monde, César de Trey pensait que c'était une idée à la noix, et il passa le plus clair de son temps en Inde à aller voir les matchs de polo et autres jeux dans lesquels il pouvait cotoyer les officiers britaniques plutôt que de rester dans la foule indigène à qui il n'aurait de toutes façons pas vendu la moindre Festina. En outre, il avait quelque chose à faire parce que sinon, en Inde, tu te fais ch... grave !
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Mais dans l'ensemble, ça valait pas le coup d'aller jusque là-bas rien que pour ça : des militaires anglais, il pouvait en rencontrer en Angleterre. N'empêche, il assistait aux matchs de polo, histoire de passer le temps, et essayait de trafiquer ses montres aux officiers britaniques guindés qui venaient également assister aux matchs. Petit à petit, César se liait d'une fallacieuse amitié avec ces soldats, discutant le bout de gras, feignant de connaître le polo, et tout ça pour se la jouer grand standing dans les clubs très fermés où la plupart des personnes s'y trouvant se la pétaient sévère, cigare au bec et Rolex au poignet. César y prit goût jusqu'au jour où il se prit une balle de polo en pleine figure et gueula comme un cochon qu'on égorge à tel point qu'il fût l'attraction principale (et la risée) de tout le club de polo en l'espace d'un frappement de balle. Mais dans la confusion, et pour ne pas perdre complètement la face, César fit croire que la blessure venait du fait qu'il jouait au polo.
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Les gens snobs sont faciles à berner. Un officier britanique, joueur lui-même, vint très vite s'intéresser à son cas et montra sa sympathie et exposant son propre malheur : il avait reçu une balle en plein sur sa jolie montre-bracelet dont le verre était parti en éclats et les aiguilles ne ressemblaient plus à rien, sans parler du cadran enfoncé qui avait dû ruiner la chaussée et tout le tralala qu'il y a derrière. En bonhomme d'affaires, César y vit l'occasion de lui vendre une de ses Jaeger-LeCoultre, mais le militaire voulait quelque chose de solide, qui puisse résister à une seconde mésaventure comme celle qui lui avait coûté son garde-temps (cher, donc !). César, qui ne risquait plus de se faire esquinter davantage au vu de la tronche d'amoché Dayan qu'il arborait, tenta le mensonge et affirma au soldat anglais qu'il possédait une telle montre, mais encore toute récente, si récente qu'elle était encore dans les cartons de l'atelier Suisse, au Sentier. Il est facile de berner les gens snobs : l'officier britanique goba tout et promit d'acheter le premier modèle de cette super montre, et d'équiper tous ses partenaires de polo. Césardevait se magner de trouver une idée... Image
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Il rentra au pays (la Suisse) et causa au patron, Jacques-David LeCoultre, qui était tout ouï mais traita César de banane fumeuse pour avoir été un peu vite en besogne avec ses propos. Cela dit, le boss était intéressé par le défi, et il se mit à imaginer tout plein de procédés pour faire d'une montre-bracelet un objet résistant à l'impact d'une balle de polo violemment frappée par une crosse de militaire au gros bras ; il imagina un cerclage d'acier qui passait sur le verre, un couvercle transformant la montre en petit coffre, des ergots qui étaient suffisement longs pour que la balle n'atteigne pas le verre... que des idées de crétin des alpes ! Songeant qu'il était trop stupide pour aboutir à quoi que ce soit, Jacque-David LeCoultre se rendit dans les ateliers de la section horlogère de Jaeger Ets., à Paris pour aller voir son ami Edmond Jaeger. Il lui fit part de son souci, et Edmond, bien plus sage que Jacques-David (il avait 80 ans, à l'époque), pensa aussitôt confier l'affaire à son meilleur ingénieur René-Alfred Chauvot. Image
Enfin quelqu'un qui arrivait à penser un peu... si bien même, que le 4 mars 1931, à 13h15, René-Alfred Chauvot pousse les portes de l'INPI pour y déposer le brevet d'une « montre capable de coulisser dans son support et pouvant se retourner complètement sur elle-même », brevet enregistré sous le n° 712 868 et comportant 17 croquis (+ 2 qui sont venus ensuite) ainsi que la description d'un mécanisme de montre comportant 2 rainures-guides et des ergots permettant au boîtier de se retourner et se fixer ainsi pour ne laisser que le dos métallique aux impacts éventuels de balles de polo.
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César de Trey, qui suivait l'affaire comme un poux dans la tête d'un enfant, eût toutefois l'excellente idée de baptiser ce modèle de montre "Reverso", songeant que ce serait plus simple à prononcer que de dire "je voudrais une montre capable de coulisser dans son support et pouvant se retourner complètement sur elle-même" lors de son achat en boutique.
Voilà, le temps que tout les enregistrements soient faits, la "Reverso" était née, le 3 Août 1931.
A noter : le brevet Reverso est attribué à Jaeger-LeCoultre pour l'Europe et l'Inde, et à Hamilton pour les USA.
Mais plus que le principe génial de la montre à retournement de situation, l'aspect même de cette montre allait démarrer une vogue sans précédent pour l'objet. En effet, l'Art Déco émergeant, la montre s'est vue parée d'une décoration très tendance (Art Déco, vous avez pigé ça, non ?) avec ses 3 rainures à chaque extremité du cadran, au point d'en faire l'icône de mouvement artistique. A la fois simple et très marquée, elle restera, comme toutes les grandes icônes, toujours à peu près identique et intemporelle.
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Il va sans dire que l'officier anglais qui est à l'origine de cette montre en a acheté un bon paquet et que César de Trey s'en est mis plein les fouilles avec la vente de pas mal d'exemplaires à tout le gratin du polo britanique.
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Les bonnes idées ont continué à fuser pour agrémenter cette montre. On faisait graver des trucs personnels sur le dos de la montre puisque celui-ci était visible assez souvent. Chacun y allait de son petit "à ma maman" ou "Corine, pour toujours"... Un richissime anglais y fît graver le numéro de son coffre fort. L'exploit des alpinistes Heckmair, Vörg, Kaspark et Harrer, qui escaladèrent la face Nord de l’Eiger en 1938, fut également commémoré par une gravure sur des séries limitées. Bref, la gravure du dos était l'objet de séries limitées, et la personnalisation était possible, ce qui rendit la montre encore plus mythique (mi-raisin). Une légende raconte même que certains joueurs de polo assez limités y faisaient graver les règles du jeu pour être certain de pouvoir se souvenir pendant les matchs... Moi, perso, j'y ai fait graver "pour lire l'heure, retourner le boîtier", parce que je prête parfois ma montre à mon frère. Image
De fait, et comme le polo n'intéresse vraiment pas grand monde, cette montre si légendaire ne s'adressait pas uniquement aux joueurs de polo dont la plus grande partie de la population n'avait que faire, mais à tous les amateurs de montres-bracelets. Il est vrai que si ce modèle n'avait dû se vendre qu'aux joueurs de polo... D'ailleurs, la montre a bien failli disparaitre avec l'avènement du quartz, mais un collectionneur fou italien(non, ce n'est pas un pléonasme), Georgio Corvo a racheté tout le stock restant en 1972 et a ainsi relancé la folie de la Reverso, mais pas celle du polo.
Du coup, l'utilité réelle du retournement s'est amoindri et les déclinaisons de ce modèle ont fleuri. Le verso servait désormais à offrir un second cadran pour un autre fuseau horaire, pour un chronographe, quelques complications ou simplement des oeuvres d'art émaillées. Seul le style Art Déco n'a pas changé ; c'est comme les Porsche : on ne change pas un look qui gagne !
La Reverso, quelque soit sa déclinaison, reste LE symbole du mouvement Art Déco. Un modèle spécial plus Art Déco encore sera consacré à ce symbolisme en 1996 : La Reverso Art Deco
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Tout existe ou presque à partir de la Reverso, et un homage à la tête de Cesar de Trey quand il a pris cette balle de polo dans la caboche a probablement été rendu avec une Reverso dont ils ont fait la tête au carré : la Reverso squadra.
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Aujourd'hui, plus de 78 ans après la sortie du premier modèle, la Reverso est toujours plus que d'actualité. Elle reste LA montre mythique par excellence, toujours symbolique de l'Art Déco et de l'excellence horlogère de Jaeger-LeCoultre.
La manufacture a d'ailleurs promis de m'offrir la plus aboutie des Reverso, la Complication à Tryptique, pour la publication de cet article...
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Allez... pour le plaisir des yeux :
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:coucou:

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