Gontran, bonne heure


Imagee m'appelle Gontran. :horlogecoucou:
Je suis donc certain que mes parents, que j'adore par ailleurs, se sont méchamment cuités au moins une fois. C'est pas facile à porter, mais je respecte cette curieuse décision et je n'ai jamais changé de prénom, même si mes amis, eux, n'assument pas du tout et m'appellent tous Gus.
J'ai une vie simple et aisée ; je suis consultant en informatique pour une grosse société éditrice de progiciels, ce qui ne signifie rien de précis, et je suis satisfait de mon travail, mais pas épanoui et surtout pas par mes revenus. Je vis donc confortablement dans un bel appartement parisien mais je n'ai pas les moyens de posséder une Ferrari ou un yacht à Monaco, ni même un chalet à Gstaad... ni une Bregoultre-Philistantin. Cela dit, toute la famille étudie la musique, chacun par son instrument, le mien étant la guitare. C'est aussi ce qui grève le budget chaque mois, mais c'est bien de garder en rêve l'achat d'une belle voiture ; on a plus besoin de nos instruments de musique. Bref, lorsqu'il m'arrive d'avoir un peu d'argent à dépenser, c'est en général pour le faire avec ma femme et mes enfants.
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Mais j'aime aussi les belles choses... et mon idiot de meilleur ami, Frédéric, m'a convaincu, il y a quelques temps, que je me devais d'avoir une jolie montre. Lui-même avait une Tag-Heuer Monaco superbe. Je me souviens du discours qu'il m'a tenu pendant plusieurs heures ce jour là, m'expliquant que la montre était LE bijou masculin par excellence, que c'était comme un beau stylo ou un beau couteau : l'objet que l'on achetait une fois dans sa vie pour garder très longtemps et même transmettre à ses enfants -- sauf qu'il me faudrait en acheter au moins deux alors ! En somme, je ne pouvais pas rester sans montre : c'est comme si j'avais passé ma vie jusque là sans mettre de slip. Gus, sors du lot, que diable !!
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Alors ok, j'allais m'acheter une montre de luxe, c'est à dire une montre mécanique, sans pile (et tant pis pour la vendeuse Swatch), et qui fera de moi un membre du club fermé de ceux qui savent ce qu'est une belle montre : une montre sans pile. Et j'ai acheté une magnifique Tag-Heuer Carrera, montre de luxe par excellence. Et j'ai paradé tous les jours, au bureau, au resto, au métro et dans tous les lieux publics, poignet devant, pointant contre cavalerie, fustigeant tacitement les non-porteurs de vraies montres.
Bien entendu, la rodomontade n'a qu'un temps ; je me suis mis à vouloir m'intéresser plus avant à ma montre, puis aux belles montres en général. En cherchant la flagornerie pour ma Carrera, j'ai découvert des sites flattant les poignets richement parés, puis leurs forums, puis... je me suis intéressé de plus en plus à l'horlogerie en essayant de comprendre ne serait-ce que les termes improbables comme l'échappement, l'ancre ou le glucydur. Pour cela, mon intérêt s'est fixé sur "Horlogerie-Suisse" dont les explications étaient claires et concises. Je me suis alors inscrit à sonforum, pour tenter de discuter avec les autres membres de mon tout nouveau club. Désormais, Gontran (c'est moi : vous suivez, un peu ? Image) expliquerait qu'un chronographe n'est pas un chronomètre et que le tourbillon, ça a du bon. J'ai alors compris que ma Carrera, ben c'était quand même un peu le bas de gamme ; même pas un mouvement manufacturé, pas de fond transparent et pas de roue à colonne... rien qu'un mouvement ETA non travaillé, certes dans un joli boîtier mais qui cassait pas la baraque quand même. Bon, c'est pas non plus une Swatch, mais quand même, il y a mieux. Les noms de Jaeger-LeCoultre, A.Lange&Söhne, Patek-Philippe, Zénith, résonnaient et se bousculaient dans toutes les parties de ma tête, de la plus consciente à mon sous-moi enfoui à l'infini et au-delà. J'avais envie d'acheter une vraie vraie montre, une montre que même les possesseurs de Carrera m'envieraient, et surtout : Une montre avec des morceaux d'horlogerie dedans, voire quelques complications. Vouai : Gontran devenait le roi de la complication ! De celle qui sert à savoir la bio dynamique de sa femme à celle qui permet de stresser à l'idée qu'il va falloir remettre le tri-quantième perpétuel à jour si la montre s'arrête, je connaissais tout, dans les grandes lignes, bien sûr, mais tout. D'ailleurs, c'est simple, je voulais une montre qui avait tout. Mais je n'avais pas les moyens. Ma Carrera était déjà un extra assez déraisonnable, alors imaginez-moi acheter une Patek-Philippe à grandes complications. Ou alors, en abandonnant mes enfants, ma femme et avec un contrat de type "protection de témoin avec changement d'identité et de vie" du FBI.
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Bref, mon nouvel engouement rendait en même temps ma vie misérable. Je travaillais très moyennement, conseillant systématiquement Vista et DB 11g, n'arrivais plus à jouer de la guitare, pas même un ré#9, je mangeais mal, je regardais Secret Story et engueulais mes enfants lorsqu'ils piquaient ma télécommande pour zapper sur Arte. Mon prénom ne me gênait même plus. Misère.
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Et ça aurait pu durer longtemps parce qu'en même temps que je détruisais ma raison raisonnable, je restais à discuter sur ce forum pernicieux avec les diables qu'étaient Webmaster, Tranber70, Calibre101, Roléga... alimentant mon péché d'envie. Mais, il m'est arrivé un truc. Un truc vraiment super. Un truc qui tombait à point (pour qui sait la tendre). Un truc du genre à me remonter le moral à jamais. Un truc à me faire aimer mon prénom. Un truc que tous les autres trucs tu les oublies. Un truc à te filer des acouphènes en hi-fi tellement t'as envie de gueuler.
J'ai gagné la super cagnotte du loto.
Rien que ça.
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Bien sûr, je ne suis pas un compulsif : je n'ai pas foncé acheter quelques Rolls et la gamme complète des crèmes anti-rides parce que je le valais bien, mais j'ai écouté sagement les conseils du gus - ah non, c'est moi ça ! - du conseiller financier de la Française des jeux, puis j'ai immédiatement placé une bonne partie de cet argent pour qu'il fasse des petits... Essayez un peu d'imaginer : malgré les conseils de l'avisé, j'ai gardé de quoi gâter ma famille et mes proches amis jusqu'à ce qu'ils soient complètement pourris, puis de quoi me faire immédiatement plaisir - nous retiendrons cela comme le point G (Génial) - et j'ai placé ce qu'il restait à un taux qu'on ne trouve d'une part qu'à partir de certaines sommes (plus on est riche, et plus on le reste), et qui, d'autre part, me permettait de gagner en intérêts, par an, plus de 6 fois ce que je gagnais en travaillant. Plus vraiment besoin de travailler donc.
J’allais donc ne surtout pas me limiter dans ma folie : acheter MA montre mécanique, LA montre qui satisferait à mes envies de complications et de belle horlogerie à la fois.
Mais laquelle ?
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C’est là que tout a réellement commencé… j’embarquais pour la quête du Graal.
La p’tite balade du père Arthur avec les frères Stoodges – Perceval, Lancelot, Galahad… – ressemblant plus à une partie de Cluedo qu’à une véritable quête en comparaison de ce qui m’attendait, je décidais de procéder avec ordre et méthode. J’allais d’abord arrêter de travailler, puis consacrer mon temps à mieux connaître les raisons qui me poussaient à cette fascination pour l’horlogerie. Moins de complications pour bien comprendre les complications.
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Le forum
J’ai tout lu, tout parcouru, et j’ai décidé de commencer à causer avec les uns et les autres pour comprendre un peu mieux l’horlogerie. Les cours du Webmaster, ses sujets sur les restaurations de mouvements, Valjoux 22 et 23, ses vintages sur l’établi, les tutoriels sur la montre sans aiguille, les divers démontages et remontage de mouvements simples ou moins simples, les chroniques sur les cours du soir et ceux du jour, les moultdétails sur les complications, les matériaux, les procédés, les outils, les décorations… j’ai tout lu et tout appris par cœur jusqu’à ce que ça me donne envie d’essayer, d’appréhender, de vérifier, d’empiriquer, bref, de prendre des cours du soir et du jour, d’avoir mes brucelles, mes pikuils, mon établi, mon tour et mon vibro (modèle pour hommes). Alors je me suis inscrit, et j’ai étudié. J’ai démonté, remonté, réglé, nettoyé, remplacé, huilé, re-démonté, assemblé, décoré, anglé, perlé, brossé, tourné et lanterné jusqu’à ce que tout ça me rentre dans la tête comme lorsqu’on joue trop longtemps à Tétris et que les pièces continuent de tomber même lorsqu’on a arrêté, les yeux fermés. Puis, avec plus depoussière tombant d’un livre dans un crâne vide (définition de l’érudition selon Ambrose Bierce), quelques temps plus tard, j’ai repensé à ma montre, LA montre que je pouvais désormais m’offrir, celle qui comblerait toutes les pores du plaisir d’être en possession de l’objet horloger ultime aux complications raffinées et poétiques, la pièce ultime qui matérialise tout ce que l’horlogerie a jamais créé de plus beau, LA pièce horlogère.
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Mais je n’arrivais toujours pas à me décider. Et mes goûts changeaient au fur et à mesure que j’apprenais ; cette splendide Omega Speedmasterface (oui… je sais !) de lune semblait beaucoup plus terne lorsqu’on réalisait que le simple 7751 de beaucoup d’autres montres était monté dedans. MaTAG-Heuer était somme toute très basique. Les Breguet Réveil du Tsar et Blancpain Léman Réveil GMT ont perdu de leur superbe en m’apprenant qu’elles partageaient le même mouvement. Les Patek-Philippe sont redescendues de leur trône lorsque j’ai pu voir de près les anglages de Philippe Dufour ou les mouvements de A.Lange & Söhne. Les monstrueuses Urwerk ont trouvé grâce à mes yeux, ainsi que les futuristes DeBethune ou encore (et surtout) Hautlence. Le savoir façonne le goût. L’envie est un parasite qu’il faut combattre et non combler. Je n’étais pas encore prêt à acheter LA montre. De moins en moins…
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Et puis finalement, les complications, c’est compliqué. Mais une montre simple aussi précise qu’un régulateur atomique, c’est compliqué aussi, à tel point que l’ajout des complications à celle que représente le défi de la précision est un infinitésimal. [Je sais qu’à ce niveau, plus personne ne lit cette nouvelle saufIlan, et que ceux qui s’obstinent, dont un en slip, essayent de ramasser leurs neurones dans la moquette] Et je me suis intéressé également à ce qui fait de l’horlogerie un tel regroupement de domaines de connaissances ; j’avais tout mon temps. 8)
J’ai organisé mon chez moi pour faire un vrai coin de travail avec mes établis, mes machines et mes outils, et je me suis consacré à essayer de bien comprendre comment on pouvait améliorer la précision des montres, cependant que je continuais mes cours, déjà bien avancés désormais. Tout ça toujours dans le but d’acheter bientôt LA montre, celle qui comblerait mes attentes horlogères. Car il fallait que cette montre indique tout plein de trucs pour qu’elle soit unique et follement compliquée, mais aussi qu’elle soit l’aboutissement de ce qui se fait en recherche de précision mécanique. Et il fallait qu’elle soit belle, bien entendu. La plus belle (même si pour ça, c’est déjà la jlc Master Hometime, ancien modèle). Et ce constant changement d’avis au fur et à mesure que j’en apprenais davantage ne facilitait pas les choses. La Tour de l’Île comblait pas mal de choses, mais elle est grosse et surtout, introuvable. Ulysse Nardin proposait aussi des pièces exceptionnelles… Franck Muller, A.Lange & Söhne, Jaeger-LeCoultre, Breguet, Arnold & Sons, Zénith et quelques indépendants proposaient également des choses intéressantes (oui, quand l’argent n’est plus une considération, on paraît très hautain)… Mais je n’arrivais pas à trouver une montre ayant la beauté d’une 7337, les complications d’une 5002, la classe d’une Hybris Mechanica, le mouvement d’une Datograph Perpetual, les finitions d’une Simplicity, la précision d’une Accutron et la noblesse d’une Astrolabium. Choisir, c’est renoncer. Evidemment, je pouvais en acheter plusieurs, mais je n’aurais pas pu en porter plus d’une à la fois sans être ridicule – n’est-ce pas Nicolas ?! :? Ne pas choisir, c’est encore choisir (Jean-Paul Sartre). Et je retournais une fois encore à mes réflexions en continuant d’apprendre sur l’établi.
Nouveauté : pour me donner plus d’idées et plus de plausibilité, je me suis mis à faire des stages avec quelques personnes érudites. Philippe Dufour, Eric Cosandey, Vianney Halter, Robert Greubel, Eric Coudray, Felix Baumgartner, Christian Etienne, entre autres, ont accepté de ma laisser passer du temps en leur compagnie et apprendre plus avant pour mieux savoir quelle serait MA montre. Mais même avec cette aide formidable, me décider je n’arrivais point.
L’histoire aurait pu durer très longtemps.
Et elle a duré longtemps d’ailleurs.
Très longtemps.
Plusieurs années.
Et je n’ai toujours pas acheté LA montre…
En fait, acheter LA montre ne m’intéressait plus.
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Je suis devenu horloger : je répare, j’entretiens, mais surtout je conçois, je crée, j’innove et j’adore ça. Après ma famille et la guitare, tout mon temps restant est dédié à l’horlogerie qui devient aujourd’hui comme un prolongement de moi-même. J’ai dépassé les difficultés techniques de l’assemblage et des réalisations pour m’autoriser l’investissement dans la conception pure ; je fais de la recherche formelle montres mécaniques. Je suis ceinture noire 7ème dan de haute horlogerie. Je ne suis lié à aucune contraine puisque je n’ai aucun besoin de vendre ni de satisfaire d’autre clientèle que moi-même ; je pratique la haute horlogerie comme d’autres feraient de l’alpinisme ou le tour du monde à la voile en solitaire, pour moi, pour LA montre que j’ai autrefois tant cherchée.
Je travaille à titre gracieux pour Bregoultre-Philistantin.
Et je suis heureux.
:P
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